Comment l’Oréal prépare ses talents à l’heure des grandes transformations ?
- Par
Pollen
- Publié le
- 13/10/2025
- Temps de lecture
- 6min

L’Oréal tient une ligne rare. Pionnier capable d’une grande discipline d’exécution, le groupe ne perd pourtant jamais de sa capacité à innover. La réponse tient sans doute à sa stratégie, construite sous l’impulsion de sa Direction des Ressources Humaines. La formation de toute l’entreprise à l’IA, une culture du terrain profondément valorisée, et une certaine idée du courage managérial qui fait fi de toute forme de complaisance.
Suite à notre rencontre récente avec Jean-Claude Le Grand, DRH du groupe, nous avons pu découvrir comment l’Oréal prépare ses talents à l’heure des grandes transformations. Retour sur la recette secrète d’un leader du secteur.
La boussole stratégique : conjuguer le temps long et « saisir ce qui commence »
L’Oréal aborde la transformation avec une équation paradoxale et féconde. D’un côté, la constance d’une entreprise cotée qui compte près de 95 000 collaborateurs, des opérations à l’échelle mondiale, et une pression concurrentielle quotidienne avec « 150 shampoings vendus par seconde », rappelle Jean-Claude Le Grand, DRH du groupe. De l’autre, un réflexe d’initiation rapide : une capacité à détecter les signaux faibles, tester tôt, industrialiser seulement lorsque la valeur est prouvée et la marque protégée. L’idée est incarnée par un “mantra” du groupe que Jean-Claude Le Grand nous partage lors de son intervention : “Saisir ce qui commence”.
La grammaire L’Oréal n’est pourtant pas seulement théorique. En 2010, le groupe décrète qu’il entre dans « l’année du digital », investit sur la durée et bâtit un socle de compétences. Quinze ans plus tard, il compte près de 6 000 spécialistes digitaux internalisés, et génère 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires e-commerce. À rebours des « révolutions » trop bruyantes, Jean-Claude Le Grand revendique une hygiène de décision : « Le bon sens » et une méfiance assumée vis-à-vis des bulles et des effets de mode (le métaverse est cité comme contre-exemple d’emballement narratif déconnecté de la valeur d’usage).
L’exemple du Covid
Il agit comme révélateur et un véritable test de résistance. Début 2020, la pandémie installe un régime de « flux permanent » de crises. L’entreprise reste sur sa ligne directrice : demeurer « calme » face aux marchés, tenir les arbitrages d’allocation dans la durée et accélérer les itérations courtes là où les usages émergent.
La boussole de l’Oréal pourrait ainsi reposer sur trois garde-fous :
- Des fenêtres d’essai brèves, adossées à des critères de passage à l’échelle (valeur client, brand safety, scalabilité).
- Des comités stop/go explicites, capables d’enterrer vite ce qui ne délivre pas.
- Une discipline d’industrialisation, qui privilégie peu de paris, mais bien exécutés.
C’est dans ce cadre que L’Oréal prépare l’IA : un socle commun pour tous, des cas d’usage au plus près du métier, et une montée en puissance graduée, au rythme des résultats.
Recruter et faire grandir : diversité , mobilité , formation, exigence.
En période de crise comme en phase d’expansion, l’Oréal maintient l’entrée de nouveaux profils dans l’entreprise. Sur le terrain, l’entreprise orchestre 12 000 recrutements chaque année, dont 2 000 juniors, pour 2 millions de candidatures. Cette stratégie continue nourrit le renouvellement et consolide des viviers capables d’absorber les pivots technologiques. L’objectif est de détecter les profils hybrides et d’évaluer des qualités devenues cardinales : curiosité, capacité à apprendre, sens du collectif.
L’Oréal cultive aussi la mobilité. Le groupe revendique 8 000 mouvements internes par an et un principe non négociable au sein des équipes : « nul n’est propriétaire de ses ressources ». Les rotations croisent métiers, divisions et pays, avec un volontarisme singulier sur l’international. L’« onboarding FIT » illustre cette grammaire : tout nouveau leader rencontre 200 personnes pour lire la carte du pouvoir utile, comprendre les inter-dépendances et la culture de l’entreprise.
Le groupe s'illustre aussi par un fort engagement en faveur de diversité construite dans la durée et des résultats solides : de 8% de femmes au Comex, 17% chez les managers et 24% sur les autres postes au milieu des années 2000, l’entreprise atteint aujourd’hui respectivement 37/50/50. Pas de quotas d’affichage, insiste Jean-Claude Le Grand, mais une lutte contre la complaisance : “nommer la meilleure lorsqu’elle l’est, créer des rôles-modèles, tenir la ligne malgré les inerties locales”. Même logique pour les seniors : la transmission devient un avantage concurrentiel à l’heure où l’adoption de l’IA exige des savoirs situés, des gestes métier et un cadre éthique partagé.
Enfin, la progression n’est pas purement verticale. Elle est latérale et expérientielle. Pour illustrer sa vision, le DRH de l’Oréal nous partage l’exemple d’une dirigeante consommateur devenue patronne de l’innovation. L’entreprise raffole de ces trajectoires « marguerite » où l’on élargit son rayon : produit, contenu, e-commerce, puis plateformes et data.
Une organisation apprenante : former chacun à l’IA, pour éviter la « société à deux vitesses »
Les chiffres donnent l’échelle, et l’ampleur du projet. Avec 52.000 personnes formées en deux ans L’Oréal fait de l’IA une priorité stratégique pour tous. Le dispositif inclut les cols bleus, « extrêmement demandeurs », signe que la transformation n’est pas cantonnée aux sièges. La méthode s’organise sur trois étages. D’abord, une acculturation massive aux fondamentaux (ce qu’est un modèle, où il aide, et où il déraille) adressée à l’ensemble de l’entreprise. Ensuite, des parcours “art of prompting” spécialisés métier : marketing, retail, supply, finance, RH… où chaque filière travaille ses cas d’usage concrets (contenus, prévisions, assistance aux conseillers beauté, contrôle qualité), en partie déployés par Pollen.
Côté outils, le groupe a déployé un assistant IA interne qui oriente la requête vers le bon LLM (Gemini, Claude, GPT, Mistral) selon la tâche. 40 000 collaborateurs l’utilisent déjà, au-delà des « mails et traductions », note Jean-Claude Le Grand, avec une exigence constante de brand safety. La prudence est assumée : liste d’outils autorisés, validation humaine sur tout asset créatif sensible, vigilance IP, droits d’auteur et privacy. « Le bon sens », répète le DRH, qui préfère la valeur d’usage aux effets de manche.
La promesse, enfin, est symétrique : si l’entreprise investit, chacun est attendu « à la table », managers compris, pour « tuer la complaisance » et mesurer l’impact.
Terrain, transformation et reconception des métiers
Chez L’Oréal, la transformation ne se décide pas depuis un organigramme. Elle se règle au contact du réel. Jean-Claude Le Grand en fait un impératif : être là, en cantine, en atelier, dans les usines pour éprouver les décisions aux contraintes du quotidien. C’est là que se vérifie l’ambition maison : adapter les métiers avec la technologie, plutôt que chercher dans l’algorithme un prétexte au « cost-cutting ».
L’année du digital justement, illustre cette volonté d’augmenter les équipes plus que de les remplacer par la technologie, et elle fait office de modèle du genre.
”En 2010, lorsqu’on dit “c’est l’année du digital”, on a créé 6 000 jobs dans le digital explique Jean-Claude Le Grand. Il n’y en avait pas un qui faisait du digital, mais nous les avons formés et accompagnés. Pour autant, nous n’avons pas fermé les directions marketing traditionnelles pour dire “c’est fini”. Au contraire, nous avons fait travailler ces équipes ensemble. Elles s’entraident, elles se complètent.
Avec l’IA, Jean-Claude Le Grand envisage un déversement sectoriel similaire. Non pas un grand remplacement mais une augmentation massive des métiers et la création de fonctions que l’on ne soupçonne pas encore, à mesure que les usages se stabiliseront.
L’équation stratégique est claire : outiller largement, et industrialiser sobrement ce qui marche. Former l’entreprise, quotidiennement pour la préparer à la suite. C’est justement, cette culture de l’apprentissage quotidien qui, selon son DRH, fait la force d’une organisation en perpétuelle évolution.